Dans cette tribune publiée par Atlantico le 13 août 2025, Faraj Alexandre Rifai revient sur une découverte marquante au Musée d’art de Tel Aviv : quatre artistes arabes israéliens exposés avec respect, liberté et reconnaissance.
À travers leurs parcours et leurs œuvres, il met en lumière un contraste saisissant avec la condition des Palestiniens dans les pays arabes voisins. Un regard personnel et comparatif, porté par l’expérience d’un Syrien devenu soutien d’Israël.
Je ne m’attendais pas à cela. En franchissant les portes du musée d’art de Tel Aviv, l’un des plus grands musées d’Israël, je pensais découvrir les chefs-d’œuvre de la modernité juive, l’histoire visuelle d’un État construit dans la douleur et l’espérance. Ce qui m’a saisi, c’est autre chose. Je n’aurais jamais cru vivre cela un jour. Moi, le Syrien, élevé dans la certitude qu’Israël opprime et méprise les Arabes, les soumet à un apartheid brutal, la première chose que je découvre dans ce musée, ce sont quatre artistes arabes mis à l’honneur.
Je regarde mon ami, l’historien israélien Yigal Bin-Nun, qui m’accompagne dans cette visite : surpris, bouleversé même, et surtout reconnaissant. Reconnaissant qu’il m’offre cette possibilité de lire au-delà des œuvres, de comprendre leur profondeur, de percevoir le dialogue silencieux qu’elles tissent entre identité arabe et citoyenneté israélienne.
Détrompez-vous : ces quatre artistes ne servent ni de vitrine politique, ni d’alibi décoratif pour contredire les accusations d’apartheid. Ils sont là en tant qu’artistes, pleinement, avec des œuvres puissantes, complexes, parfois critiques, mais toujours libres. Et surtout, ils sont là, dans l’un des hauts lieux culturels d’Israël, ce que bien peu d’artistes palestiniens peuvent espérer dans les pays arabes où ils vivent depuis des décennies.
Ce jour-là, mes certitudes se sont fissurées, une fois de plus, comme à chaque étape de mon voyage israélien. On m’avait appris « qu’Israël était un État colonial, effaçant les indigènes de cette terre : les Palestiniens ». Mais ce que je vois, c’est qu’en Israël, les Arabes exposent au cœur même du récit national sioniste.
Ces artistes arabes qui créent, en Israël
Hannan Abu-Hussein, née à Umm al-Fahem, travaille sur le corps féminin arabe comme lieu de tension, de conflit, de révolte. Ses installations dénoncent la violence structurelle, la domination patriarcale, les carcans communautaires. Je connais très peu d’artistes femmes dans le monde arabe qui osent interroger de telles problématiques, quitte à être traitées de traînées ou de sans-morale. Ce qu’elle dit dérange — surtout les conservateurs de sa propre société. Mais en Israël, elle peut l’exposer, publiquement, sans glorifier un régime ni se censurer.

Hannan Abu-Hussein. Talisman, 2018.
Maria Saleh Mahameed, originaire de Kafr Qara, explore la mémoire, l’exil intérieur, les identités fragmentées. Son exposition Peace of Mind mêle art visuel et introspection. Elle évoque l’entre-deux, le trouble, le déplacement. Un art qui serait étouffé dans la plupart des pays arabes, où l’artiste doit flatter un régime pour pouvoir s’exprimer. Ici, elle est entendue pour ce qu’elle est : une voix singulière, arabe et israélienne.

Maria Saleh Mahameed. Peace of Mind
Mohammed Abu Salameh crée une immense installation de chaînes métalliques, évocation puissante de la mémoire, de la guerre, de la perte. Il transforme la matière en cri silencieux. L’œuvre est politique, existentielle, douloureuse. Mais elle est montrée, donnée à voir, en Israël. Allez demander à des artistes palestiniens s’ils peuvent interroger leur existence avec cette force, dans les pays arabes. Vous n’en trouverez pas.

Muhammad Abo Salme: Cascade
Ronen Zien, originaire de Majdal Shams, sur les hauteurs du Golan, photographie la marche comme une méditation sur la mémoire et l’identité. Sa série Walking Into est silencieuse, lente, enracinée. Chaque image dit : je suis là, j’avance, j’habite cet espace. Pas de slogans, pas de colère, une présence. Ce qui m’a touché chez lui, c’est sa manière d’assumer sa double appartenance : arabe, israélien, né en territoire syrien devenu israélien. Il ne renie rien, ni revendique rien. Il trace. Et c’est en Israël, dans un grand musée, qu’il peut le faire, librement.

Ronen Zien – Walking Into
Là où la Syrie efface ou instrumentalise les siens, là où l’on les a réduit à un statut de réfugié éternel, Israël donne un espace à cette complexité vivante. Et cela, pour moi, Syrien, est bouleversant.
Ces quatre artistes sont arabes, israéliens, critiques, libres. Ils ne demandent pas la permission d’exister. Et c’est Israël qui leur offre, non pas un privilège, mais un droit : celui de dire leur monde à leur manière. Ce droit-là, dans le monde arabe, est réservé à ceux qui encensent le pouvoir.
Et dans le monde arabe ? Silence, exclusion, marginalisation
Alors oui, permettez-moi de poser cette question simple et dérangeante : Dans quel pays arabe les Palestiniens sont-ils reconnus pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils représentent ? Dans quel musée syrien, libanais, jordanien ou égyptien célèbre-t-on des artistes palestiniens, loin des slogans et des récupérations idéologiques ?
En Syrie au temps d’Assad, si un Palestinien, ou même un Syrien, voulait exposer dans un musée national, il devait d’abord glorifier le régime. Pas question d’exprimer une quête intérieure ou une critique sociale : il fallait louer le chef et transformer l’art en propagande.
Le régime d’Assad ne reconnaissait pas les artistes pour leur talent ou leur humanité, mais pour leur soumission à l’idéologie officielle.
Et quelle place, dans ce contexte, pour une voix palestinienne libre ? Aucune. En Syrie, les Palestiniens sont confinés dans des camps, privés de droits civiques, utilisés comme chair à slogans ou abandonnés. Au Liban, ils sont exclus de dizaines de professions. Et que leur proposent des pays comme l’Iran ou le Qatar ? De l’argent pour tuer, s’entretuer ou pour faire la guerre, pas pour créer.
Dans ces pays, on instrumentalise les Palestiniens. On exploite leur douleur. On leur refuse le droit de s’exprimer, tout simplement.
Israël, société imparfaite peut-être, mais vivante
Israël n’est pas un paradis. C’est un pays en guerre, traversé de tensions et de contradictions. Mais c’est une démocratie. Et ce n’est surtout pas un apartheid. C’est le seul pays du Moyen-Orient où les Arabes peuvent devenir députés, juges, médecins, soldats parfois, artistes toujours. Où leur citoyenneté est garantie par la loi. Ce que ces artistes nous rappellent, c’est que l’égalité des chances n’est pas un slogan en Israël. C’est une réalité vécue.
Le vrai apartheid est dans le monde arabe
Le vrai apartheid, ce n’est pas en Israël qu’il faut le chercher. C’est dans ces pays arabes qui, depuis des décennies, refusent à leurs propres enfants les droits qu’ils exigent d’Israël. Ils maintiennent les Palestiniens comme réfugiés perpétuels, non pour préserver leur identité, mais pour ne pas avoir à les intégrer. Ils les utilisent comme prétexte à la haine. Imaginez un instant la France refusant, génération après génération, des droits civiques à des immigrés, au nom de la fidélité à leur origine. Serait-ce encore une République ? C’est exactement ce que font les voisins arabes d’Israël. Si ce n’est pas une forme d’apartheid, qu’est-ce que c’est ?
Un regard de Syrien, au-delà de la douleur
Je suis Français, d’origine syrienne. Et je ne peux cacher une douleur intime en découvrant un artiste du Golan célébré en Israël. J’allais dire : une jalousie. Car en Syrie, les habitants du Golan étaient méprisés, oubliés, relégués au rang de citoyens de seconde zone. On ne les réintégrait pas, on les instrumentalisait. Leur ville de Quneitra, détruite en 1973, a été laissée en ruines pour entretenir la haine. Ironie cruelle : c’est en Israël que les habitants du Golan sont devenus citoyens libres, artistes reconnus, hommes debout.
Ce que j’ai vu au musée de Tel Aviv, je ne l’ai jamais vu en Syrie. Non, je n’ai pas changé de camp. J’ai changé de regard.
Je ne demande pas aux Arabes d’aimer Israël. Je leur demande d’aimer leurs propres Palestiniens. De leur donner, chez eux, ce qu’ils exigent d’Israël : le droit d’être citoyens, de créer, de penser, de s’exprimer.
La dignité arabe ne grandira pas dans la haine d’Israël. Elle grandira dans notre capacité à affronter la vérité, et à bâtir des sociétés où nos artistes, nos minorités, nos Palestiniens, seront enfin debout. Chez nous, comme ces Arabes le sont en Israël.
Bio : Faraj Alexandre Rifai, essayiste franco-syrien, diplômé de l’ESSEC, auteur de Un Syrien en Israël (2025) et fondateur d’Ashteret, une plateforme indépendante dédiée au dialogue et à la coexistence au Moyen-Orient.
Sources et crédits photos :
https://www.tamuseum.org.il/en/exhibition/hannan-abu-hussein-kasr-hdoud-broken-barriers
https://www.tamuseum.org.il/en/event/guided-tour-exhibition-maria-saleh-mahameed-peace-mind-hebrew/
https://www.tamuseum.org.il/en/exhibition/muhammad-abo-salme-cascade/
https://www.tamuseum.org.il/en/event/encounter-exhibition-ronen-zien-walking-hebrew
Retrouver l’article sur Atlantico : Quand Israël honore ses arabes
Lire aussi ma tribune dans Le Point. Syrie‑Israël : peut‑on espérer la paix… avec Joulani ?
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